Cancer gestionnaire (V) : Moyens de résistance
Il a été question, au cours des quatre
derniers numéros de La Distinction,
de l’emprise que la maladie gestionnaire exerce sur le monde et sur nos vies,
et nous avons tenté d’en délimiter, décrire et analyser certains traits
spécifiques. Certes, il y aurait encore beaucoup à en dire, mais le temps est
venu, comme promis dans notre première chronique[1],
d’aborder quelques pistes de résistance à la totalité gestionnaire.
Tout d’abord, osons une bonne nouvelle :
aussi totalitaire soit-elle, aussi universellement mesurante et calculante
soit-elle, la gestion n’arrivera jamais à recouvrir toute la réalité du monde
et de l’humanité, il y aura toujours des parts qui en échapperont et passeront
au travers de ses grilles. Cela étant posé, il faut maintenant élargir le champ
de ce qui peut résister à la gestionnite.
Pour lutter contre le
totalitarisme gestionnaire, plusieurs tactiques sont possibles. Une première
consiste à multiplier le plus possible les gestes, opérations, mouvements qui
sont trop petits pour être mesurés par ses calculs, trop fins ou insignifiants
pour être retenus par ses grilles. Par exemple, si une grille statistique comptabilise
le temps par tranches de 5 minutes, être le plus souvent possibles à 2 minutes,
ou fractionner ses activités en petites tranches pour les faire disparaître du
radar. Ou encore, lorsqu’un questionnaire dresse une liste de choses à cocher
et se termine par la case « autres », cocher systématiquement cette
case. Une autre tactique envisageable est de tricher délibérément, de fournir
le plus souvent possible des mesures et des chiffres erronés, faux, mensongers,
à la Gestion, afin de l’enrayer et de nuire à sa précision. Une autre
possibilité réside dans l’opposition d’une opacité aux demandes gestionnaires :
refuser le plus souvent possible de fournir des chiffres et des données, en
laissant systématiquement vides les cases non nécessaires à remplir, en
refusant méthodiquement de répondre aux sondages et enquêtes de satisfactions,
en répondant par un silence absolu aux demandes d’évaluation et de feedback.
Une autre voie praticable consiste dans la destruction des appareils de mesure
et de calcul gestionnaire aussi souvent que possible : et si cela se
révèle trop difficile, de les saboter, de les brouiller, de les aveugler
délibérément. Par exemple, truquer ou affoler un compteur, introduire un bug
dans un logiciel informatique de contrôle qualité, changer une variable d’une
feuille Excel. Enfin, et même si cela concerne uniquement la gestion du temps
c’est essentiel, forcer le cancer gestionnaire à se mesurer lui-même, à comptabiliser
le temps passé à remplir ses fiches et formulaires imbéciles.
De fait, chacun à son échelle
peut contribuer à mettre en échec le cancer gestionnaire, ou du moins, à desserrer
l’étau de son emprise. Le vaincre entièrement semble pour l’instant difficile,
mais on peut au moins prendre le maquis et lui opposer une farouche résistance,
lui infliger des pertes conséquentes pour sauvegarder une part d’indépendance
et de liberté. En attendant d’être assez nombreux pour l’abattre : gérés
de tous les pays, unissez-vous.